6 juillet 2011

Le mythe de l’efficacité de l’intuition en sélection et en évaluation du personnel

Intuition vs. objectivité

Bien qu’il existe toujours de grandes divergences de points de vue sur la nature, l’opérationnalisation et les objectifs de la gestion des talents, presque tous les auteurs considèrent la sélection et l’évaluation du personnel comme une activité déterminante pour sa réussite. Cela va de soit : il ne peut y avoir de « gestion » des talents si l’on ne peut identifier ces talents… Or, un nombre considérable de gestionnaires et de spécialistes en gestion des ressources humaines croient que l’intuition et les méthodes d’évaluation subjectives (entrevues non structurées) sont plus efficaces que les méthodes objectives (entrevues structurées, tests psychométriques, etc.) pour prédire le rendement. D’ailleurs, l’outil de sélection le plus utilisé et le plus populaire depuis plus de 100 ans n’est nul autre que l’entrevue non structurée (Buckley, Norri & Wiese, 2000). Pourtant, les recherches démontrent systématiquement, depuis près de 70 ans, qu’un seul test psychométrique surpasse l’entrevue non structurée en matière de validité prédictive[1]. Pourquoi ce mythe sur l’efficacité de l’intuition persiste-t-il?

Highhouse (2008) propose quelques explications[2]. Tout d’abord, ce mythe serait une conséquence partielle d’une idée fausse encore plus répandue à propos de l’évaluation et de la sélection du personnel : l’idée selon laquelle il est possible de corriger les imperfections des tests psychométriques en ajoutant « autre chose ». Ceci revient à dire que l’utilisation d’un test psychométrique remplit le verre de la prédiction du rendement seulement à moitié. Ainsi, les spécialistes et gestionnaires qui désirent un verre plein tentent de trouver autre chose à y ajouter pour compenser ses imperfections, soit une mesure intuitive… Cette idée s’appuie sur deux hypothèses : a) qu’il soit possible de prédire presque parfaitement le rendement futur des employés (remplir le verre jusqu’au bord) et b) qu’il existe une expertise intuitive pour prédire le rendement futur (ce qui permet de remplir le verre au-delà de ce que l’on obtient avec les mesures objectives). Or, ces deux hypothèses sont fausses, ce qui invalide cette prémisse.

Dans les faits, les processus d’évaluation et de sélection impliquent une très grande part de variance inexpliquée (certains auteurs (Highhouse, 2008) proposent jusqu’à 70 % de la variance du « succès »…). Ainsi, il est inexact de croire que les erreurs de sélection dépendent uniquement d’erreurs dans les processus ou les outils eux-mêmes. De nombreux déterminants du rendement en emploi ne peuvent être évalués ou même déterminés au moment de l’embauche d’une personne. Il n’est donc pas possible de remplir le verre au complet, peu importe ce que l’on utilise comme outils d’évaluation.

D’autre part, le fait que l’analyse objective surpasse l’intuition pour prédire le comportement d’un individu en est un des mieux établis des sciences du comportement (Grove & Meehl, 1994; Grove, Zald, Lebow, Snitz & Nelson, 2000). D’ailleurs, certains psychologues industriels ont démontré que les résultats d’un seul test psychométrique prédisent mieux les comportements que les résultats au même test auxquels on ajoute l’intuition pour « bonifier » la prédiction (Borneman, Cooper, Klieger & Kuncel, 2007; Huse, 1962; Meyer, 1956). À cet égard, Freyd, en 1926, mettait déjà en garde les spécialistes : « allowing selection to be influenced by personal interpretations with their unavoidable prejudices instead of relying upon objective measures gives even less consideration to the well-being and interest of the individual worker »(p.354). La première étude sur le sujet a été publiée en 1943. En effet, Sarbin (1943) a alors comparé deux méthodes pour prédire le succès académique à l’université : l’utilisation du rang de l’étudiant au secondaire (High School) + les résultats à un test d’aptitudes (college aptitude test) vs l’utilisation du rang de l’étudiant au secondaire (High School) + les résultats à un test d’aptitudes (college aptitude test) + le jugement intuitif de conseillers scolaires (counselors). Dans le premier cas, les résultats de l’étude démontraient une corrélation de .45 (r=.45) avec le succès académique. Dans le second cas, la corrélation rapportée avait chuté à .35 (r=.35)… Non seulement l’intuition n’ajoute pas à la validité prédictive, mais elle diminue la valeur prédictive obtenue grâce aux outils objectifs! Pour reprendre l’analogie du verre, d’utiliser une mesure intuitive revient à vider une partie significative de notre délicieux breuvage sur le sol, mais de croire que nous en avons plus!

Les spécialistes en gestion des ressources humaines et les gestionnaires ne sont pas les seuls à tenir à ce mythe de l’expertise. La réticence envers les mesures objectives ou les équations mécaniques est très répandue. Par exemple, Arkes, Shaffer & Medow (2007), ont démontré que les médecins spécialistes qui posaient un diagnostic (dans ce cas, sur des blessures à la cheville) à l’aide d’un outil informatisé étaient perçus comme moins compétents et moins professionnels par les patients que les spécialistes qui posaient un diagnostic sans aide… Parallèlement, il serait plus acceptable socialement de se fier à l’expertise qu’à des résultats de tests (Hastie & Dawes, 2001). Ce n’est donc pas surprenant que les spécialistes en GRH ou les gestionnaires soient réticents à miner leur statut en utilisant des tests psychométriques ou en structurant les entrevues, même si les résultats de nombreuses recherches démontrent que l’expérience n’influence pas significativement la qualité du jugement (en matière de prédiction du comportement) des psychologues cliniciens, des travailleurs sociaux, des juges, des comités de sélection, des spécialistes du marketing et des spécialistes de la planification organisationnelle…

En somme, s’il est vrai qu’il est difficile de prédire le comportement d’un individu, il n’en demeure pas moins que les outils objectifs aident à la décision. Ceux-ci ne sont pas parfaits, j’en conviens. Cependant, si je peux réduire l’incertitude concernant le rendement futur d’un individu de 25 %[3], pourquoi m’en passerais-je? Il est aujourd’hui possible d’avoir recours à des outils psychométriques qui ont fait l’objet de recherches rigoureuses et qui présentent des caractéristiques, comme la validité, la fidélité, l’utilité et l’équité, très intéressantes. Bref, le défi auquel font face les spécialistes en GRH n’est plus celui de créer des outils efficaces. Il s’est transformé et est devenu double : 1) se rendre à l’évidence que les mesures objectives surpassent les techniques subjectives, qui n’ont plus leur place dans les processus d’évaluation et de sélection et 2) transmettre l’information pour qu’elle soit comprise et acceptée par les gestionnaires et décideurs. À cet égard, beaucoup de chemin reste à faire.

Philippe Longpré, Ph.D. Cdt.


[1] La validité, qualité primordiale d’une mesure, indique jusqu’à quel point un processus ou un instrument parvient à mesurer ce qu’il est censé mesurer ou à prédire ce qu’il est censé prédire (Pettersen, 2000).

[2] L’auteur reconnaît que la résistance envers les mesures objectives peut être due à d’autres facteurs comme les politiques organisationnelles, la culture, le contexte légal ou autre. Néanmoins, certaines explications semblent plus universelles que contextuelles et méritent donc d’être étudiées plus longuement.

[3] C.-à-d. utiliser un outil qui présente une validité prédictive de .50, comme l’entrevue structurée (Pettersen, 2000), permet d’expliquer 25 % de la variance du critère, ici le rendement.

Références

Arkes, H., Shaffer, V. A., & Medow, M. A. (2007). Patients derogate physicians who use a computer assisted diagnostic aid. Medical Decision Making, 27, 189–202.

Borneman, M. J., Cooper, S. R., Klieger,D. M.,& Kuncel,N. R. (2007, April). The efficacy of the admissions interview: A meta-analysis. In N. R. Kuncel (Chair), Alternative predictors of academic performance: The glass is half empty. Symposium conducted at the Annual Meeting of the National Council on Measurement in Education, Chicago, IL.

Buckley, M. R., Norris, A. C., & Wiese, D. S. (2000). A brief history of the selection interview: May the next 100 years be more fruitful. Journal of Management History, 6, 113–126.

Freyd, M. (1926). The statistical viewpoint in vocational selection. Journal of Applied Psychology, 10, 349–356 in Highhouse, S. (2008). Stubborn reliance on intuition and subjectivity in employee selection. Industrial and organizational psychology, 1, 333-342.

Grove, W. M., & Meehl, P. E. (1994). Comparative efficiency of informal (subjective, impressionistic) and formal (mechanical, algorithmic) prediction procedures: The clinical–statistical controversy. Psychology, Public Policy, and Law, 2, 293–323.

Grove, W. M., Zald, D. H., Lebow, B. S., Snitz, B. E., & Nelson, C. (2000). Clinical versus mechanical prediction. Psychological Assessment, 12, 19–30.

Hastie, R.,& Dawes, R. M. (2001). Rational choice in an uncertain world. Thousand Oaks, CA: Sage.

Highhouse, S. (2008). Stubborn reliance on intuition and subjectivity in employee selection. Industrial and organizational psychology, 1, 333-342.

Huse, E. F. (1962). Assessments of higher level personnel IV: The validity of assessment techniques based on systematically varied information. Personnel Psychology, 15, 195–205.

Meyer, H. H. (1956). An evaluation of a supervisory selection program. Personnel Psychology, 9, 499–513.

Pettersen, N. (2000). Évaluation du potentiel humain dans les organisations. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Sarbin, T. L. (1943). A contribution to the study of actuarial and individual methods of prediction. American Journal of Sociology, 48, 598–602.